Saturday, April 20, 2019

Sorcière


Elle marche depuis plusieurs jours. A vrai dire, elle ne sait plus depuis combien de temps... Elle avance. Un pas après l'autre. Autour d'elle, le vent souffle de grandes rafales qui lui rabattent les cheveux sur le visage. Elle écarte la mèche d'un geste insensible et poursuit sa marche cahotante. Le ciel s'est assombri, au loin le tonnerre gronde. L'orage ne va pas tarder à la rattraper.
Qu'importe, pourvu qu'elle soit loin d'eux. Elle s'arrête soudain au moment où cette pensée émerge à sa conscience. Elle regarde autour d'elle, hagarde. Je dois avoir l’air d'une folle...
Elle se trouve presque au sommet d'une petite côte. Le chemin qui était large en bas de la colline, est maintenant plutôt un sentier, où l'eau des dernières pluies, a tracé des sillons qui entravent sa marche. De grosses gouttes d'eau s'écrasent tout autour d'elle. Elle s'arrête de nouveau et fouille dans son sac à dos. Elle rassemble la masse de ses cheveux, les noue avec l'élastique qui entourait son poignet et déplie sur la tête la cape de pluie qu'elle vient de tirer de son sac. Le vent enfle encore et plaque sur ses cuisses, le tissu imperméable de la cape. Et merde... Je ne vais pas y arriver... Arriver où, à vrai dire... Il faudrait trouver un abri. N'importe quoi, une cabane, une bergerie... Il lui semble apercevoir une lueur en contrebas. Une route peut-être ?

Elle dévale maintenant la colline passant à travers champs, indifférente aux broussailles qui se trouvent sur sa trajectoire. La route est bien là. Le tracé noir, fumant sous l'averse, lui paraît complètement incongru. Elle l'emprunte pourtant. Sait-elle seulement où cela va la mener ?
Elle redoute d'arriver à un village. Elle sait qu'elle doit se tenir à l'écart. Cependant, elle pousse un soupir de soulagement en voyant la silhouette sombre d'un hangar de ferme sur sa gauche. Avec un peu de chance je vais pouvoir me glisser au chaud dans l'étable. Je partirai aux premières lueurs de l'aube demain matin
Pas de porte, ce n'est qu'une vaste stabulation. Odeurs de foin, de fumier et de gasoil mélangées. Elle se faufile entre deux engins pour atteindre le recoin le plus sombre. Là, elle se met à trembler de froid et de peur. Les larmes coulent sur ses joues tandis qu'elle demeure de longues minutes pétrifiée. Ses yeux se sont habitués à la pénombre ; Elle distingue maintenant les crocs d'une herse, juste sur son flan droit. Il s'en est fallut de peu... J'aurais pu sacrément me faire mal !
Elle prend le temps de défaire sa cape, de l'égoutter. Elle trouve un peu plus loin, une bâche qu'elle étend sur le sol. Voilà. C'est son territoire pour cette nuit. Elle s'accroupit et défait méticuleusement son sac quand un frôlement la fait sursauter. Quel est ce bruit ?
Elle se tient immobile, guettant de tous ses sens. Fausse alerte. Elle se débarrasse de ses vêtements trempés et les étale sur les engins en espérant qu'ils sèchent un peu. Puis, elle s'assoit, et entreprend de démêler ses cheveux avec ses doigts. Le frôlement... Il y a quelqu'un ? Une bête ? Une vache ? Elle avance au milieu de la grange... Rien ne bouge autour d'elle.
En revenant, elle distingue une paroi vitrée. Un bureau ? La porte force et finit par s'ouvrir dans un grincement sinistre. Au milieu de la minuscule pièce, un bureau croule sous une masse informe de papiers, catalogues, crayons... Dans un coin, un évier couvert de crasse. Elle se précipite et boit avidement l'eau au robinet. 
Avant de ressortir de la pièce, elle observe longuement. Toujours rien qui explique le frôlement entendu tout à l'heure. Elle ouvre un placard en espérant vaguement trouver quelque provision à manger. Rien d'autre que des outils. Elle s'empare d'un balai et revient vers la bâche qu'elle entreprend de balayer pour faire disparaître toutes les brindilles qui l'encombrent.

Là, c’est sûr, elle a bien entendu. Comme un miaulement étouffé. Elle se dirige vers le bruit, et découvre entre deux caisses, une misérable boule de poils entravée dans un filet de protection des cultures. Elle se penche lentement vers l'animal, qui en la voyant s’approcher, essaye de la griffer mais ne parvient qu'à s'entortiller encore plus dans le filet. Là, du calme, laisse-toi faire. De retour à sa base, elle tire un couteau de son sac et commence à délivrer l'animal en coupant le filet, maille après maille. Le chat s'enfuit dès que son train avant est libre, traînant derrière lui le filet emmêlé. Attends ! … Trop tard... il a disparu.

La nuit est tombée. Elle frissonne et se rend compte tout à coup de sa nudité. Elle enfile à même la peau, le seul vêtement sec qui lui reste - un grand pull noir - et se pelotonne au centre de la bâche qu'elle façonne autour d'elle comme un cocon.
L'aube qui la réveille, dessine des brumes grises tout autour d'elle. Le chat est venu se blottir au creux de son ventre. Elle le caresse doucement et se redresse pour entreprendre de le dégager tout à fait, des lambeaux de filet. Voilà, c'est bien... Elle lui murmure de doux mots, sans signification, tout en lui caressant la tête et le cou. Le chat lui répond en ronronnant. Elle l'a calé sur ses cuisses pour travailler à son aise.

C'est ainsi qu'ils l'ont trouvée au fond de la grange. Le pull trop grand descendu sur ses épaules révélait un sein pâle. Le chat, étendu sur ses cuisses, cachait son sexe. Quand ils se sont approchés, elle s'est levée d'un bond et ils l'ont vue nue. Les insultes ont fusé. Chaque mot, de plus en plus vulgaire, l'a transpercée. Ils ne se sont pas contenté de l'insulter ; il leur fallait la salir, l'avilir tout à fait. Rien ne les a arrêtés, ni ses cris, ni ses pleurs, ni ses suppliques, ni ses gémissements... Ni même son immobilité quand elle se fut dissociée de son corps pour ne pas les sentir... Quand ils se sont retirés, elle est restée étendue au centre de la bâche, le corps disloqué... 
 
La langue rappeuse du chat sur sa cuisse, la fait sursauter. Elle se relève, s'empare du balai et le chasse avec une rage et une violence qui la surprennent. Elle ne supporte plus aucun regard sur elle et sur son corps souillé. Pas même le regard d'une bête.
Elle défonce la porte du bureau, se fraye un chemin à grands coups de balai, arrive à l'évier et se lave à grande eau. Puis elle s'essuie avec les papiers qu'elle jette autour d'elle au fur et à mesure. Elle sort enfin de ce bureau, se rhabille en ajustant, un à un chacun de ses vêtements. Elle enfile son pull noir et s'enveloppe dans sa cape. D'un mouvement ralenti de vieillarde, elle remet son sac sur son dos, et elle repart sur la route, en s'appuyant sur le manche du balai comme sur une canne.
Le bruit du bâton rythme sa marche. Elle remonte au sommet de la colline, retrouvant le sentier qu'elle avait quitté il y a deux jours. Arrivée, au sommet, elle se retourne et voyant la grange, elle lève son balai vers les cieux, et dans un hurlement, elle maudit tous les hommes.