Wednesday, November 26, 2014

Quoi de neuf?

Édith Piaf à l'Olympia - Photo trouvée ici
Dans chacune de mes classes, il y a un moment de prise de parole libre, inspiré du "Quoi de neuf" de la pédagogie Freinet.
Le principe en est le suivant : le matin, les élèves qui le souhaitent, s'inscrivent au tableau, et en début d'après-midi, ils peuvent présenter un objet, raconter une anecdote ou partager une lecture. S'en suit un échange oral avec toute la classe. 
L'objectif est de favoriser l'expression orale, bien sûr, mais surtout d'enrichir les activités scolaires avec des supports variés apportés par les enfants. 
Souvent, je profite de ce que les élèves apportent pour démarrer une séquence de travail, tant il est plus facile pour moi, et plus intéressant pour eux, de partir de leur propre curiosité et de leur envie d'apprendre!

Ce vendredi-là, tu as inscrit ton nom sur le tableau. Je revois même ta signature, ta façon maladroite de tracer le X de ton prénom comme une croix barrant presque les autres lettres...
Il faut dire que tu es si jeune. Six ans à peine. C'est l'année de ton CP.
Cette classe, je ne la connais pas très bien. Je suis la remplaçante de l'enseignante partie en congé de maternité. Mais depuis quelques semaines que je suis là, j'ai déjà repéré ta famille. 

Tes deux sœurs, scolarisées dans les classes voisines, gamines trop vite poussées et mal fagotées.
L'aînée effacée, timide.
La cadette provocatrice, toujours impliquée dans les embrouilles de cour de récré.

Ta maman, frêle, pâle et l'air maladif. J'ai toujours l'impression qu'elle vacille, qu'elle va tomber.*
D'ailleurs, elle dit être tombée dans les escaliers et elle se présente au portail avec des lunettes de soleil. En plein hiver, dans la grisaille de la banlieue lyonnaise.
Quand elle les quitte, au bout de quelques jours, l'épais maquillage ne cache pas tout à fait l'arc-en-ciel d'un hématome qui s'estompe...

Ton père, enfin. Je l'ai rencontré la semaine précédente. Bourru, embarrassé et visiblement mal à l'aise d'avoir à s'occuper des enfants, il est venu m'expliquer que ta mère avait été hospitalisée suite à une hémorragie due à une grossesse extra-utérine. Il voulait juste me dire que tu resterais à la cantine pendant toute l'absence de ta maman.

Toi, tu es le petit dernier.
Je ne t'entends pas beaucoup d'habitude. Tu n'es pas de ceux qui prennent la parole tout le temps. Tu es le petit gars tranquille qui s'applique mais qui "rame" un peu... La lecture du soir n'est pas toujours maîtrisée, les poésies pas sues... Du coup, tu essaies de ne pas te faire trop remarquer. Tu sursautes à chaque fois que je t'interroge. Tu es tout surpris de savoir répondre aux questions.
Tu n'oses pas vraiment te laisser entrainer dans les espiègleries des copains... qui, de fait, ne sont pas tendres avec toi et te provoquent souvent.
Tu es un drôle de petit fantôme, en fin de compte.

Alors ton nom au tableau, ce matin-là, c'est une première.
Tu passes la matinée comme d'habitude, enfin, je suppose. Parce que j'ai oublié. Parce que je n'ai rien remarqué.

13h30, le "quoi de neuf" commence.
Ta camarade a perdu sa première dent et veut montrer le trou dans son sourire.
Le suivant présente la cassette vidéo d'un épisode de Tintin.
Deux autres continuent et présentent des jouets. Je ne me souviens plus bien, mais c'étaient des "pogs" ou des "crados", enfin des trucs de cour de récré de cette époque-là. 
On a encore droit à une anecdote de poney.

Et c'est ton tour.
Tu sembles  hésiter avant de te lever, puis dans un élan décidé, tu te places devant le tableau et tu racontes avec tes mots d'enfant, sans oublier aucun détail cru, comment ton père viole ta sœur aînée sur le canapé du salon, tous les soirs depuis que maman est à l'hôpital.
Ton récit fini, tu retournes à ta place.

Le suivant, ou la suivante, se lève et raconte son anecdote d'enfant de CP.
CP, l'année des dents qui tombent et de la petite souris; des jouets et des cartes que l'on s'échange à la récré; des exploits à la corde à sauter ou au judo; des dessins pour la maîtresse, avec des cœurs et des fleurs; des premiers drames ("c'est plus ma copine" ou "il m'a traité"), mais aussi des premières vraies amitiés racontées avec des étoiles dans les yeux...

Je suis sonnée. Écœurée.
Ne sachant ni quoi, ni comment faire, je décide de sonner la récré.
La récré à cette heure-ci? C'est incongru. Les enfants ne bougent pas.
Je les brusque. Allez, tout le monde dehors.
J'ai besoin de respirer. J'ai sûrement dû prendre une grande goulée d'air, d'ailleurs.

Dans ce petit village qui s'est transformé en banlieue rurbaine et chic de Lyon, on a rajouté des préfabriqués autour de la cour d'école. Je quitte celui qui abrite ma classe pour aller frapper dans le bâtiment d'à côté où se trouve le directeur. Il est aussi l'instituteur du CM2 et de la sœur aînée. (Au CM2, les enfants ont dix ans.)

Mon collègue est en pleine leçon de grammaire. Il ne comprend pas que je le dérange. Si c'est une urgence, pourquoi ne dis-je rien devant toute la classe? Et où sont mes élèves? (On ne doit jamais laisser les élèves seuls, en cas d'urgence, il est d'usage d'envoyer deux enfants "messagers" chercher un autre adulte.)
J'insiste pour le faire sortir dans le couloir où je lui répète mot pour mot ce que je viens d'entendre. Je le vois se décomposer. Puis il retourne dans sa classe. Que va-t-il faire?
Ses élèves, comme les miens, ont un moment de stupeur quand leur maître décrète d'une voix blanche que c'est la récré.

Je me souviens être retournée surveiller tout le monde dehors.
Je me souviens que le directeur est resté absent un long moment et qu'il a réapparu avec une tasse d'un breuvage chaud pour moi.
Ce jour-là, par chance, la médecin scolaire était présente dans l'école. Elle a tout de suite interrompu la visite médicale en cours pour s'occuper des deux enfants. Elle a même pu faire des premières constatations médicales sur la petite fille.
Nous sommes restés tard à l'école ce vendredi-là, après avoir saisi le procureur, répondu aux gendarmes, signé nos dépositions.

Je me souviens que les trois enfants étaient absents le lundi matin suivant. Et le lendemain aussi. Sans nouvelles, les enseignants s'inquiètent. Mais dans ce contexte, nous étions plutôt rassurés.
Notre signalement avait dû être suivi d'effet, pensions-nous. Les enfants avaient certainement été placés en urgence dans le cours du week-end. Sans aucun doute, le service d'aide à l'enfance contacterait bientôt l'école.
C'est le jeudi, quand les gendarmes se sont présentés avec les éducateurs pour venir chercher les enfants afin de les placer en sécurité dans une famille d'accueil, que nous avons tous compris que quelque chose avait dérapé.
Cette famille avait déménagé. Disparue, envolée. On n'en a plus jamais entendu parler. Le père n'a pas été poursuivi.

Cette semaine l'actualité met en avant la convention des droits des enfants et la lutte contre les violences faites aux femmes. 
Comment ne pas repenser à toi, petit fantôme? Tu dois avoir 27 ans maintenant.
Quel homme es-tu devenu?

J'aurais pu arrêter les "quoi de neuf"... mais j'ai continué.
Au fil des ans, j'ai entendu le petit M., 5 ans, en grande section de maternelle, raconter comment son père balançait le poste de télé par la fenêtre quand il était fâché.
Et j'ai entendu la petite K., 7 ans, expliquer comment elle dormait avec sa mère qui gardait un grand couteau dans le lit pour se protéger du père.
D'autres aussi, ont dit leur expérience quotidienne de la violence. Tous n'ont pas raconté des choses donnant lieu à signalement...

Pour toi, lecteur, je précise que ces enfants de passage, je les ai croisés dans tous les milieux sociaux et culturels.

*Dans mon souvenir, j'associe l'image de cette femme à celle de Piaf...

1 comment:

  1. J'ai eu, une fois de plus, des frissons à la lecture de ton billet-témoignage de maîtresse "de terrain" (j'ai le souvenir d'un autre récit situé dans une école parisienne & "Fils du vent" bien sûr... d'ailleurs comment va-t-il ?!)... il faudrait songer sérieusement à les publier ! ;o)

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